Le testament des anges vagabonds.

 

                                                     


Par Robert Laplante

La Beat Generation ! Quand j’étais au Cégep, au début des années 80, et que j’assistais au cours du poète rockeur Lucien Francoeur, les fantômes de ses écrivains y étaient toujours présents. Dans chacune de ses séances, résonnaient les échos des mots sauvages et des rythmes endiablés des Kerouac, Corso, Burroughs, Cassady, Vanier, Yvon, Ginsberg et des autres. De quoi vous donner envie de les fréquenter. « » n’existait plus quand j’y suis entré. Enfin elle existait encore, mais les voleurs de feu qui l’avaient initié étaient moins nombreux et commençaient à prendre de la bouteille. Une chance pour moi, Gilles Farcet, lui, a été là pour recueillir certains de leurs souvenirs.

                                        


Québec en septembre 1987. Gilles Farcet, jeune journaliste français rencontrait par hasard dans les rues de la vieille ville Allan Ginsberg, le membre fondateur de la beat generation et le plus grand poète américain du XXe siècle. Bon peut-être pas le plus grand, mais assurément le plus dérangeant. La CIA l’a quand même considéré pendant 30 ans comme un danger national.

Ginsberg à Québec ? Ça peut paraître surprenant. Pas tant que ça puisqu’il était l’invité d’honneur d’une rencontre internationale consacrée à Jack Kerouac. Tout un hasard quand même ! Un hasard parce que même si Farcet était à Québec pour l’interviewer, il n’avait jamais imaginé qu’il le rencontrerait dans une rue. Cette rencontre fortuite lui permet de passer quelques heures avec lui pour parler bouddhisme.

                                            


Novembre 1988, Farcet débarque à New York pour discuter une nouvelle fois avec lui. C’est que le célèbre magicien des mots a accepté de le revoir pendant quelques jours, histoire de lui accorder une très longue entrevue qui nourrira une série de documentaires radiophoniques sur la Beat Generation que le journaliste prépare pour France Culture.

Et Farcet ne peut rêver de meilleur guide pour sa randonnée dans l’univers beat que Ginsberg. Lui qui a été de toutes les manifestations et de toutes les explorations « beatiques » et qui continue avec ses amis poètes à la faire rayonner. De ses rencontres il en extraira 5 émissions radio et un numéro de la revue Filigrane.

                                     


Etienne Appert va en tirer une bande dessinée autant fascinante que surprenante, aux couleurs bigarrées et aux rythmes spontanés de cette Beat qui trouve encore aujourd’hui des résonances et une pertinence. Résolument psychédélique, la bande dessinée d’Appert vit aux vibrations d’un mouvement aussi imprévisible que la vie elle-même. Comme si le bédéiste avait réussi à transposer dans sa BD tout ce qui bigarrait cette poésie en harmonie avec une génération en quête de liberté et étranglée par le conformisme quotidien américain. Cette génération en rupture avec cette Amérique sclérosée, coincée dans son cauchemar réconfortant d’une banlieue monochrome climatisée, étouffée dans son American Way of Life.

                                             


À travers les rencontres de Farcet, Etienne Appert nous permet de goûter l’inspirante folie créatrice, même si quelques fois elle a pu être destructrice, de Ginsberg et de compagnons vagabonds volontaires. Tout comme il nous nourrit de leurs souvenirs et de leurs regards acides sur notre société. Une communauté qui comme le Gnathon de La Bruyère les a avalés, déchiquetés, macérés, recrachés et sanctifiés en figures rassurantes ornant des t-shirts BCBG.

De ces fugaces moments, se détache Henry Warshawsky, le dernier clochard céleste, le plus anonyme membre de cette équipée. Tellement inconnu qu’on ne sait plus s’il a réellement vécu. Warshawsky le mystérieux ours bourru qui chaque matin rencontre Farcet, et lui raconte ses vérités. Sur la vie, la rue, la poésie, Ginsberg, ses compagnons de route ainsi que les souvenirs. Qui comme de vieilles photographies fige le temps dans une représentation qui n’existe plus ou qui n’a peut-être jamais existé sinon dans notre mémoire qui réarrange toujours tout. Anarchiste sombre et lumineux Warshawsky est l’objecteur de conscience, l’empêcheur de tourner en rond, un imposant Diogène moderne, fils de tous les excès, qui remet en question l’image d’une Beat devenue, au fil du temps, trop convenable, trop lisse, trop polie et peut-être trop loin de ce qu’elle était à l’origine.


                                           


Alors qu’on aurait pu craindre une bande dessinée trop historique, un peu statique, Au crépuscule de la Beat Generation le dernier clochard céleste est tout… sauf ça. C’est une BD où s’entremêlent ses différents visages. Un blues torride ou ils se métissent allégrement dans un réconfortant voyage hallucinatoire au cœur d’une Amérique de la route, d’une Amérique des contradictions, d’une Amérique en quête de rédemption pour échapper aux fantômes qui la hantent depuis toujours.


                                          


Une œuvre fascinante qui est restée longtemps dans ma mémoire… comme les cours de Lucien Francoeur.

Étienne Appert. Au crépuscule de la Beat Generation le dernier clochard céleste, La boîte à bulles.

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