Yougo : La mort du XXe siècle.

 

                                                                     


Par Robert Laplante

« Si l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, a signifié la mort du XIXe siècle, le siège de la capitale de la Bosnie-Herzégovine, du 5 avril 1992 au 29 février 1996, lui, a annoncé celle du XXe » m’avait confié Enki Bilal en novembre 2004. J’avais eu le plaisir de l’interviewer lors de sa tournée promotionnelle pour la sortie québécoise de son film Immortel, ad vitam.

Une affirmation percutante à propos d’un conflit que tout l’Occident semblait taire et oublier. Comme si la toute dernière guerre européenne du siècle dernier était occultée par les mirages de l’ouverture économique des anciens pays du rideau de fer.


                                    


Bien sûr le cinéma l’a un abordé. Emir Kusturica en a parlé, même si son Underground

                                    


a été contesté. Tout comme le Bosniaque Danis Tanović avec son oscarisé No Man’s Land

                                               


                                             

Ou Guillaume de Fontenay avec son Sympathie pour le diable adapté des deux livres éponymes de Paul Marchand correspondant de guerre pendant le siège de Sarajevo.


                                           


La bande dessinée aussi en a un peu traité. Hermann, par exemple, avec Sarajevo-Tango ou Joe Kubert avec Fax de Sarajevo. Malgré ces titres, le démantèlement de la Yougoslavie n’a pas été un sujet de prédilection des productions culturelles. En tout cas beaucoup moins que la Seconde Guerre mondiale.

Le bédéiste David Cénou fait partie de ceux qui s’y sont intéressés. En étant que Casque bleu détaché en Bosnie-Herzégovine à la frontière de la Croatie, il l’a vécu de près.

Un peu comme Oliver Stone qui parle de son Viet Nam dans Platoon, Cénou raconte sa Yougoslavie, dans Yougo un conscrit casque bleu. Celle qui l’a marquée, dont il avait certainement besoin pour en exorciser les réminiscences. À moins que ce ne soit son alter ego dessiné Marchadier qui devait le faire.

Juin 1992, Marchadier, bidasse/skinhead/néonazi, se retrouve au mitard. Ce dernier a violemment frappé un frère d’armes qui, avec ses copains conscrits, lui avait « cassé les couilles » dans un train. Après en avoir discuté avec le sous-officier chargé de surveiller les punis, Marchadier décide de se joindre à la Force de protection des Nations unies (FORPRONU) pour tâche de préserver la population civile de la folie meurtrière qui s’est emparée du pays des Slaves du sud.

                                                          


Intéressant reportage dessiné ; Yougo raconte le quotidien de ces Casques bleus, témoins impuissants du drame qui se déroule devant leurs yeux. Coincés dans une réalité compliquée qu’ils ne comprennent pas, ils subsistent entre eux, sans véritable contact avec la population locale et tentent tant bien que mal de garder un semblant d’humanité dans un pays meurtri par des haines plus que centenaire. Une nation où l’opprimé assoiffé de vengeance peut facilement devenir l’agresseur s’il en a les moyens. Comme m’avait confié, jadis, le reporter Paul Marchand lorsque je l’avais interviewé pour les deux tomes de Sympathie pour le Diable.

Loin d’être la bande dessinée typique sur la guerre, Yougo est un polaroïd sur la vie des Casques bleus français déchirée par les mêmes tensions sociales, raciales, économiques et culturelles qui traversent l’Hexagone. Une petite France, de quelques kilomètres carrés où Marchadier, se met rapidement à dos ses frères d’armes. Même ceux qui veulent l’aider ou qui le supportent.

Cénou nous guide dans les coulisses de cette vie de caserne, glissant ici et là les informations nécessaires à la bonne compréhension d’un conflit qui est tout sauf simple. Un souci d’autant plus important qu’après 3 décennies et des poussières, les souvenirs de cette guerre sont de plus en plus enfouis au fond de notre amnésie collective. Tout comme les visites très médiatisées des Bernard Henry Levy, Bernard Kouchner, Suzanne Sontag et autres intellectuels en quête de publicité qui rêvaient peut-être d’en faire leur Guerre d’Espagne. N’est pas Malraux qui veut.

Avec son dessin réaliste, Cénou propose une bande dessinée qui m’a captivé dès les premières cases et offre un un différent éclairage sur le travail des Casques bleus, ainsi qu’à un conflit qui ne concerne plus personne dans une région du monde qui intéresse encore moins.

Avec ce qui se passe en Ukraine, il serait peut-être temps que notre regard se porte vers les Balkans et qu’on redécouvre ces populations absentes de notre radar depuis trop longtemps.

David Cénou, Yougo, un conscrit casque bleu. La Boîte à Bulles.

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Les bandes dessinées de l’année 2023

Du grand Ken Follett

Les coups de coeur de l’année 2023