Deux filles nues : La toile qui a survécu aux délires des nazis.

 

                                             


Par Robert Laplante

Nous avons tous entendu parler de la spoliation d’œuvres d’art par les nazis. Idem pour les efforts de leurs anciens propriétaires pour les récupérer, une fois la guerre terminée. Dispersée dans les musées ou chez les collectionneurs, leur restitution relève presque des 12 travaux d’Hercule. J’ai toujours trouvé ce sujet fascinant.


                         


Quand j’ai appris que la dernière bande dessinée de Luz, intitulée « Deux filles nues », abordait le tragique récit de la célèbre toile d’Otto Mueller, j’ai été immédiatement intrigué et j’ai décidé de la lire. Je ne fus pas déçu. Mais n’anticipons pas.

L’histoire commence en 1919, lorsque le peintre allemand Otto Mueller, proche du mouvement expressionniste, réalise son tableau « Deux jeunes filles nues ». En 1920, après avoir enseigné à l’Académie nationale des arts et métiers de Breslau, Mueller, originaire de Silésie prussienne, fait la connaissance d’Ismar Littmann, un avocat d’affaires et collectionneur d’art moderne qui acquiert son œuvre.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, surtout si l’on considère que le peintre atteint de tuberculose est décédé en 1930. Mais l’histoire n’est jamais un long fleuve tranquille, et le début des années 30 , marque aussi l’ascension au pouvoir d’Hitler et de ses disciples. Une arrivée qui va complètement changer la donne.

                                          


Avec ce nouveau gouvernement et ses politiques antisémites, Littmann, de confession juive, ne peut plus pratiquer le droit et est contraint de démissionner du barreau en 1933. Victime de la répression nazie, couvert de dettes, incapable de gagner sa vie, l’avocat, qui refuse de se départir de sa précieuse collection, se suicide le 23 septembre 1934.

Commence alors pour :Deux filles nues, une incroyable et tumultueuse épopée. Pièce essentielle d’une exposition consacrée la dégénérescence de l’art moderne, produit du judaïsme, du bolchevisme et de la maladie mentale, selon Adolf Ziegler, le peintre préféré d’Hitler, et Wolfgang Willrich, le tableau traverse l’Allemagne de long en large.

Arrive dans le décor Josef Haubrich, lui aussi, avocat et grand collectionneur d’art moderne. In extremis, le disciple de Thémis le sauve d’une disparition certaine. Les autorités avaient, en effet, prévu de le brûler, comme plusieurs autres œuvres d’ailleurs, quelques jours après la conclusion de sa tournée muséale.

                                 


En 1946, l’avocat fait don de sa collection au musée de Cologne, qui la présente dans plusieurs musées prestigieux. Durant les décennies qui suivent, Deux filles nues visitera le monde. Jusqu’au 1er décembre 1999, journée où la fille Benjamine de Littmann récupère, après 38 ans d’attente, la toile que son père aimait tant.

J’apprécie beaucoup les bandes dessinées de Luz. Son humour est acide et sans compromis, et son regard perçant sur nos défauts et nos contradictions est remarquable. J’aime aussi quand il quitte le domaine de l’humour, pour s’aventurer sur des platebandes plus historiques, comme, par exemple, Hollywood menteur, une excellente bande dessinée sur les coulisses des Désaxés. Film crépusculaire de l’âge d’or d’Hollywood et chant du cygne de Clark Gable, de Marilyn Monroe et de Montgomery Clift.

Avouons qu’il propose ici une bande dessinée supérieure à ses autres publications. Peut-être est-ce grâce à l’expression émotionnelle qui m’a soudainement frappé, une qualité que je n’avais jamais remarquée chez lui auparavant. Comme si le parcours du tableau de Mueller était une illustration évocatrice des dangers que court la liberté d’affirmation, lorsque les extrémismes et les intégrismes de tout acabit prennent du galon. Et en matière d’intégrisme et de liberté d’expression, il en connaît un bout Luz. N’a-t-il pas été, pendant quelques années, un collaborateur régulier de Charlie Hebdo ?

Mais au-delà de cette facette, il y a surtout l’originalité de son traitement qui séduit. Alors qu’un autre créateur l’aurait abordé à partir du regard de Mueller, de Littmann et des autres protagonistes qui sont entrés en relation avec Deux filles nues, Luz, lui, donne la parole au tableau qui témoigne de son histoire. Une stratégie narrative qui a déstabilisé mes certitudes et mes habitudes de lecteur.

Si sa narration est séduisante, rythmée et concise, quelques fois un peu trop même, que dire de son trait d’une efficacité redoutable. Tout au long de l’album, le bédéiste fait preuve d’une ingéniosité graphique qui transforme sa bande dessinée en un hypnotique symphonique minimaliste. Ses premières planches, semblables à un métronome, établissent le rythme d’une mélodie dramatique qui se déploie sur 176 pages.

Une bien belle surprise.

Luz, Deux filles nues, Albin Michel.

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