La ligne de vie : Adios Mexico
Par Robert Laplante
Sacré Corto, il en a vu, du pays ! Il est toujours en train de courir après le Diable Vauvert. Impossible de rester en place. Le monde semble trop petit pour lui, alors que la petite vie paisible lui fait peur. Après avoir connu le Berlin de Weimar, il est maintenant au Mexique, en pleine guerre des Cristeros.
La guerre des Cristeros est un épisode tumultueux de l’histoire mexicaine. De 1926 à 1929, une partie de la population, principalement catholique et rurale, s’est opposée avec vigueur aux tentatives gouvernementales d’appliquer certains articles de la Constitution de 1917. Ces articles visaient à réduire l’influence et le pouvoir de l’Église, ce que l’État considérait comme un frein à la modernisation de la société mexicaine.
C’est dans les derniers kilomètres de ce conflit que notre aventurier, Corto, fait son entrée. Mandaté par Bouche Dorée pour acheter des antiquités à un archéologue douteux, plus pilleur de tombes que scientifique, Corto se voit contraint de livrer des armes aux rebelles cléricaux.
Mais rien n’est jamais simple dans la vie de Corto, surtout lorsqu’il croise Raspoutine, devenu prêtre catholique, et Banshee, la révolutionnaire irlandaise déterminée à défendre le catholicisme face à ses détracteurs.
Un nouveau Corto, c’est toujours, pour moi, un moment de célébration. Ce nouvel album ne fait pas exception. Éloigné de l’explosive République de Weimar, où il s’était rendu dans « Nocturnes berlinois », Corto se trouve cette fois au Mexique, qui semble être moins explosif que Berlin. C’est en apparence seulement, car il faut toujours se méfier des eaux qui dorment. Derrière son image opulente, le Pays du Soleil est en plein déchirement social et politique.
Corto est plus observateur que participant dans une histoire qui lui échappe. Il ne comprend pas pleinement les répercussions pour les Mexicains ni pour l’histoire de la Tierra del Sol.
Il est toujours aussi détaché, cool et romantique, mais il semble moins à l’aise dans ce Mexique qui se débat entre tradition et modernité. Bien plus mal à l’aise qu’à l’habitude. C’est comme s’il avait tout perdu, comme si son irrésistible allure d’aventurier mystérieux, imprégné des odeurs de la mer, des grands espaces et de l’air marin, ne fonctionnait plus. Il semblait soudainement réaliser que son univers se désintégrait, comme une peinture ancienne qui s’écaille, et qu’il n’avait pas sa place dans le monde émergent. Ni lui, ni ses congénères. À moins que ce ne soit cette prédiction de Bouche Dorée, qui lui avait révélé que la mort parlait espagnol, qui hante son esprit.
Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero, proposent un excellent Corto Maltese presque crépusculaire. Riche en graphisme et en intrigue, le nouveau livre de l’enfant de la Niña de Gibraltar est imprégné du même parfum nostalgique que celui de la grande aventure à la Nostromo. C’est un excellent roman, moins connu, écrit par Joseph Conrad, dont j’avais apprécié l’adaptation en bande dessinée, signée Sylvain Venayre.
Corto, personnage fascinant, nous fait découvrir avec habileté les méandres de l’histoire d’un Mexique en pleine transformation. C’est un vrai régal.
Les irrésistibles mirages de Lucifer.
En parlant des parfums démodés du XIXe siècle, il est intéressant de regarder l’adaptation en bande dessinée du « Diable dans la bouteille », de Robert Louis Stevenson. Cette agréable version, renommée « La main du diable », a été réalisée par Rodolphe et Griffo.
C’est bien connu : j’admire énormément L’Île au trésor de Stevenson. J’en ai souvent parlé. Ce que j’ai moins souvent mentionné, c’est que le troisième roman fantastique que j’ai lu pendant mon adolescence, après Dracula de Bram Stoker et L’œil et le doigt de Donald Wandrei, était L’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde. Ce livre m’avait profondément marqué.
Au moment de commencer la bande dessinée de Rodolphe et Griffo, j’ai eu un retour en arrière sur ma lecture de la nouvelle, qui m’avait captivé lorsque j’ai découvert la collection de romans fantastiques de Marabout. Cependant, il se peut que ma mémoire me joue des tours et que je confonde avec la version bande dessinée. Comme celles qu’on retrouvait dans les comics Héritage, en complément d’une aventure de Spider-Man, des Fantastic Four ou de Warlock, ou d’un autre superhéros que l’éditeur de Saint-Lambert publiait en français. Possible, mais je ne vendrais pas ma main au diable pour ça.
Bref, dès les premières pages, je me sentais en terrain connu. Un endroit familier, qui n’avait rien changé, malgré le fait que je ne l’avais pas fréquenté depuis trop longtemps.
En 1892, quelque part entre Hawaii et San Francisco, Robert Louis Stevenson fait la rencontre, lors d’un voyage en bateau, d’un étrange personnage du nom de Charles Dawson. Les longs voyages en mer favorisent les confidences, surtout quand un écrivain de talent sent qu’il a une histoire incroyable à raconter. Or, celle de Dawson est vraiment incroyable.
C’est que, voyez-vous, il est propriétaire de la main du diable. Cette main lui procure tout ce qu’il désire. Mais le diable est mauvais joueur, on le sait. Qui accepte ses cadeaux, peut s’attendre au pire. Même un négociateur aguerri comme Dawson ne peut rivaliser avec le mal. S’il ne veut pas se faire damner à sa mort, le nouvel ami de Stevenson doit absolument se débarrasser de la main. Cela semble facile, n’est-ce pas ? Il suffit de la jeter ou de la donner. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple que cela. Il doit absolument la vendre, mais à un prix plus bas qu’il ne l’a acheté. Ce qui n’est pas une tâche facile, quand on est rendu dans les valeurs monétaires les plus petites.
J’ai apprécié la lecture de « La main du diable ». Cela pourrait être dû au fait que j’ai retrouvé le charme nostalgique de mes premières lectures adolescentes. Peut-être aussi que les phrases de la narration de Rodolphe m’ont fait penser aux mélodies que j’entendais dans « Le docteur Jekyll » lorsque je l’ai découvert il y a longtemps. Sauf si c’est la joie de redécouvrir le classicisme de Griffo, qui utilise ce récit fantastique court comme terrain de jeu pour montrer toute l’élégance de son dessin.
Bref, une belle petite bédé qui m’a fait passer un bon moment. Un petit plaisir dessiné qui illustre parfaitement l’esprit des écrivains de la fin du XIXe siècle, qui se déplaçaient avec élégance et discrétion dans les eaux troubles de l’enfer et de ses promesses trompeuses.
Juan Diaz Canales, Ruben Pellejero, d’après Hugo Pratt, Corto Maltese, La ligne de vie, Casterman.
Rodolphe, Griffo, d’après R.L Stevenson, La main du diable, Anspach.
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