Pour une fraction de seconde : À la poursuite du mouvement.
Par Robert Laplante
Vous connaissiez Eadweard Muybridge ? Moi, pas du tout.
Pourtant, ce personnage devrait me captiver, étant donné mon intérêt habituel pour ce genre de profils. Malheureusement, son nom ne me disait rien jusqu’à ce que je lise sa fascinante biographie graphique, intitulée « Pour une fraction de seconde. La vie mouvementée d’Eadweard Muybridge, signée Guy Delisle.
Pionnier de la photographie et du cinéma, Muybridge était aussi insaisissable qu’imprévisible. Une tête de pioche visionnaire, un peu asociale, qui refusait de se contenter des vérités consensuelles. C’était un « patenteux de génie », à l’image d’un irrésistible tournant de siècle et de ses promesses technologiques et scientifiques.
Guy Delisle, qui a étudié l’animation à la fin des années 1980, connaissait depuis longtemps l’existence de ce personnage. Bien que mort en 1904, ses travaux sur la mécanique, l’équilibre et le poids du mouvement continueraient d’inspirer les animateurs d’aujourd’hui, selon la rumeur.
En 1855, Eadweard Muybridge, fasciné par les promesses du Nouveau Monde, émigre de son Angleterre natale vers l’Amérique. À l’âge de 25 ans, il rêve de s’y enrichir et de revenir « cousu d’or et brodé d’argent », comme le chantait Joe Dassin.
Après quelques années en tant que libraire à New York, il ressent l’impulsion de s’installer en Californie, alors en plein essor économique. Après tout, les San-Franciscains ont, sans doute, besoin, eux aussi, de libraires compétents. Dès son arrivée dans la ville portuaire, il est captivé par la photographie émergente, bien qu’il soit convaincu que c’est une tendance éphémère.
Mais voilà, être libraire n’est pas un métier très nourrissant dans le Golden State de 1860. Il décide donc de retourner à New York, la grosse pomme, la tête un peu basse. Malheureusement, un accident de diligence, le moyen de transport le plus rapide pour traverser l’immense territoire américain, l’oblige à s’étendre pour une longue convalescence dans la demeure londonienne de sa mère.
Pendant son séjour à Paris, il découvre le potentiel commercial du daguerréotype. Il a décidé de l’essayer en Amérique. Il est donc de retour dans les rues de Frisco en 1867 en tant que photographe portraitiste. Un métier qui l’ennuie profondément.
C’est lorsqu’il décide de pénétrer dans les terres intérieures, inexplorées et majestueuses, de l’Amérique, que son talent de photographe émerge. Jamais elles n’avaient été photographiées de cette façon. Dans une Amérique méconnue de ses citoyens, ses photographies deviennent de puissants témoignages de sa grandeur et de son excès.
Obsédé par son désir de capter la vie, il s’intéresse, par la suite, au mouvement animal. Mais pour bien le représenter dans toute sa subtilité, il a besoin d’améliorer la technologie qui n’est pas encore assez performante. En s’inspirant des nombreuses innovations cinématographiques et photographiques, l’assoiffé de connaissance réussit enfin à le décortiquer dans toute sa complexité, sa richesse et son ingéniosité.
Personnage fantasque, obstiné, impulsif et pas toujours sympathique Muybridge fait partie de ces individus plus grands que nature, qui ont forgé les dernières années d’un siècle fou et qui marquent encore nos vies. Un sujet fascinant pour une bédé qui l’est tout autant.
Efficacement, Delisle nous entraîne, non seulement, dans les coulisses de l’aventure « muybridgienne », mais aussi dans celles du cinéma et de la photographie. À travers les tâtonnements technologiques de ces pionniers, dont il fait partie, c’est l’histoire de ces deux grands médiums qui défile devant nos yeux. Deux médiums qui nous ont ouvert l’esprit et nous ont permis de découvrir le monde sous un nouveau jour, de briser nos stéréotypes et nos préjugés et, qui sait, de mieux le comprendre et l’apprécier.
La bande dessinée récente de Delisle est l’une des représentations les plus captivantes des premiers pas d’un nouveau siècle que j’ai eu l’occasion de lire ces dernières années. J’y ai retrouvé les couleurs de l’enthousiasme et de la folie qui devaient animer ces Prométhée de l’image, qui, avec leur nouveau langage volait, eux aussi, le feu de la connaissance aux dieux, pour le donner aux humains.
Il y a, dans Pour une fraction de seconde, le goût du bonheur que j’avais lorsque, collégien, je découvrais les premiers films. Il m’a laissé un sentiment de satisfaction, comme si j’avais enfin accès à une connaissance jusque-là insaisissable.
Une lecture qui m’a fait du bien.
Guy Delisle, Pour une fraction de seconde. La vie mouvementée d’Eadweard Muybridge, Delcourt.
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