Libre d’obéir : L’esclavage volontaire rend libre
Par Robert Laplante
Il y a environ 40 ans, dans les années 80, une publicité étonnante inondait nos écrans de télévision. Une compagnie aérienne canadienne mettait en évidence ses liaisons directes avec les villes asiatiques en comparant les hommes d’affaires canadiens, attirés par ce nouvel Eldorado oriental, à des samouraïs modernes. À l’instar de leurs glorieux prédécesseurs envers leurs seigneurs, ces nouveaux samouraïs de l’entrepreneuriat étaient entièrement dévoués aux désirs et aux souhaits des entreprises.
Bien que la comparaison puisse sembler audacieuse à l’époque, il est indéniable, à la lumière de la bande dessinée captivante « Libre d’obéir », signée Johann Chapoutot et Philippe Girard, que les concepteurs de cette publicité ont perçu une tendance qui allait dominer la vie de nombreux travailleurs : le lien entre le néolibéralisme, la structure militaire et la soumission volontaire des employés.
En réalité, ce n’est pas vers l’époque féodale japonaise et ses samouraïs qu’il faudrait se tourner, mais plutôt vers le nazisme. C’est du moins l’avis de Johann Chapoutot, historien engagé et spécialiste d’histoire contemporaine, des fascismes, du nazisme et de l’Allemagne. À la lumière de la clarté de sa démonstration, on veut bien y croire nous aussi.
Aujourd’hui, Florence, qui travaille comme cadre dans une entreprise haute technologie à la mode et à la gestion vachement cool, se sent totalement avalée par son boulot. Malgré les discours de bienveillance et de respect envers ses employés, la direction en demande toujours plus. Plus de sacrifices. Plus d’engagement. Plus de stress.
Comment refuser d’en faire plus alors que les collègues n’ont aucun problème avec cette idée ? Même si cela se fait au détriment de la santé mentale et physique, de la vie personnelle et de la liberté ? Après tout, ces petits « plus » vont permettre à l’entreprise de se démarquer, et quand l’entreprise va bien, tout va bien !
Florence, épuisée par le stress et l’anxiété de réussite, se confie à une amie qui a elle-même survécu à un épuisement professionnel. Cette amie lui parle d’un livre intitulé « Libre d’obéir », écrit par Johann Chapoutot. Cette rencontre littéraire va changer la vie de Florence.
Le Libre d’obéir de Philippe Girard est une adaptation efficace de la monographie historique de Johann Chapoutot. Il donne un visage et une humanité à un propos qui pourrait, de prime abord, sembler plus abstrait et plus froid. C’est là l’un des points forts majeurs de cette nouvelle bande dessinée de Girard. À travers la descente aux enfers de Florence et sa renaissance, le bédéiste de Québec transpose dans notre quotidien les observations pertinentes et les réflexions riches de l’historien, qui demeurent toujours aussi actuelles.
Le bédéiste excelle dans l’art de vulgariser. Il parvient à simplifier et à rendre accessible la démonstration de l’historien. Même ceux qui ne s’intéressent pas à la gestion d’entreprise ou qui ne perçoivent pas le rapport entre le nazisme et le management néolibéral devraient apprécier ce livre.
Soyez assurés que le travail d’adaptation du dessinateur de bandes dessinées n’a pas dû être simple, car la recherche de l’historien est détaillée et captivante. Il a creusé de nombreuses pistes. Des chemins que Girard emprunte avec aisance, nous évitant de nous égarer ou de rester en plan.
Je ne saurais vous dire si c’est grâce au dynamisme de sa mise en page, à la fluidité de sa narration, ou à sa capacité de traduire simplement les notions complexes du spécialiste du nazisme. Mais j’ai lu d’un trait et avec intérêt ce « Libre d’obéir ».
Avec une compréhension profonde des idées et des termes de Chapoutot, ainsi qu’une aptitude à transposer une écriture académique en une écriture plus abordable, Philippe Girard offre une version grand public de ses théories, sans jamais les altérer.
Philippe Girard démontre avec éclat la puissance de la bande dessinée comme outil de diffusion. Chaque album qu’il crée est une prouesse, repoussant les limites de son immense talent.
Philippe Girard, Johann Chapoutot, Libre d’obéir, Casterman.
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