Migrasyon : Lavi anvan
Par Robert Laplante
« La famille c’est le passé dont on ne peut pas se débarrasser » écrivait Claude Meunier. Le père de La Petite Vie avait bien raison. Toutefois, il faut admettre qu’elle est aussi une source inépuisable d’histoires captivantes, en particulier lorsqu’elle se transforme en une quête identitaire.
Considérons, par exemple, le Montréalais Jimmy Suzan. Sans son désir de découvrir le passé de ses parents, qu’il connaissait peu, sa bande dessinée Migrasyon n’aurait peut-être jamais vu le jour.
C’est logique, me direz-vous, la jeunesse de nos parents est toujours un sujet intéressant, puisqu’on ne la connaît pas vraiment. Elle est comme reléguée au fond du grenier de leurs souvenirs, à la place la plus sombre, depuis notre venue au monde.
Une affirmation qui fait un peu sourciller le bédéiste. « Vous savez, la majorité des gens ont vu des photographies de leurs parents jeunes, pas moi ! Il n’existe pas de photos de mes parents plus jeunes. Ni de mon père, ni de ma mère. Il n’y en a même pas de leur mariage. Ils ne prenaient pas de photos d’eux. »
Si les photographies n’existaient pas, les souvenirs de leur quotidien haïtien seraient également introuvables. Ses géniteurs ne s’étendaient guère sur le sujet. C’est lors d’une veillée funèbre, celle de son cousin Reggie, que l’illustrateur, qui avait travaillé pendant de nombreuses années pour les agences Sid Lee et Ogilvy & Mather, a commencé à se poser des questions sur ses parents. Plus précisément, après la rencontre d’une amie d’enfance de ses parents. Elle lui témoigne tout son respect et sa gratitude. Cette révélation l’étonne autant qu’elle le bouleverse. Il n’avait pas prévu cela. Intrigué, il décide d’en savoir plus sur ce visage inconnu de ses parents.
Mais voilà, son père parle peu, pour ne pas dire jamais. Alors que sa mère, elle, d’habitude plus loquace, reste presque muette sur l’avant Montréal. Une chance, le Khalùa est un outil efficace pour délier les langues, surtout celle de sa mère, et faire remonter les souvenirs à la surface. « Elle m’a tout raconté, sans censure. »
Pendant des heures, elle se confie. Elle lui parle de tout et de rien, mais surtout de son mari. Un père qu’il ne reconnaissait pas, loin de celui qu’il côtoyait depuis sa naissance. « Son père, à lui, n’a jamais été présent dans sa vie. Il l’était plus pour ses demi-frères et ses demi-sœurs. J’imagine que ce fut difficile pour lui de trouver sa place, d’apprendre à être un homme. Il n’avait pas d’exemple. » Ni comme homme, ni comme père.
Cela n’a pas empêché sa mère de tomber amoureuse de lui. « C’était surprenant d’entendre ses éloges sur ses qualités », a ajouté l’intéressé, qui ne les percevait pas vraiment. « J’ai appris très jeune qu’il me trouvait étrange et qu’il ne pouvait pas partager avec moi les choses qui me tenaient à cœur. Quand j’ai compris cela, j’ai fait tout mon possible pour m’éloigner de lui. Je me suis réfugié dans le dessin et les histoires que je me racontais dans ma tête. » Pendant ce temps, lui s’enfonce dans une colère qui l’habite presque tout au long des 157 pages de la bande dessinée.
Pour être en colère, son père l’est. Il l’est d’avoir dû quitter Haïti. D’être loin de sa famille. D’être au Québec, un endroit sans repères, où il subit le racisme quotidien, ordinaire, parfois même dissimulé. Peut-être est-il aussi en colère de ne pas comprendre ses fils, qui sont plus québécois qu’haïtiens.
« Suite au racisme qu’il a vécu, il voulait retourner à Haïti à tout prix. Mais il ne pouvait pas le faire, entre autres, parce qu’il avait trois enfants mineurs, en pleine croissance et influençables. Je crois qu’il avait peur qu’on devienne des statistiques. Mais je pense aussi que nous n’étions pas Haïtiens comme il aurait voulu qu’on le soit. On ne connaissait pas le pays, comme il le connaissait. Et j’imagine qu’il trouvait ça frustrant de rentrer à la maison après une journée de boulot et de voir qu’il n’avait rien en commun avec ses enfants. La bédé a été très thérapeutique, elle m’a permis de comprendre ce que mes parents avaient vécu. Je comprends tellement mieux leur sacrifice maintenant. »
Bande dessinée mature, lumineuse et cinématographique, Migrasyon sent résolument les années 70. C’est une influence qu’assume Jimmy Suzan avec une certaine fierté. « Je suis un enfant de la culture pop des années 70. J’ai grandi avec le cinéma et les animés. Mes références viennent de là et je voulais que ça paraisse dans mes dessins, mes couleurs, mon montage et ma typographie. »
Mais il n’y a pas que cette luminosité qui ressort de la bédé, il y a aussi cette résilience, cet optimiste face à l’avenir et ce refus de sombrer dans un fatalisme misérabiliste et victimaire. « Je ne suis pas quelqu’un de pessimiste, je vois les différents côtés d’une situation. Mes parents ont vécu dans la misère, pas nous. J’ai partagé beaucoup d’aventures et de beaux moments avec mes deux frères. Assez, en tout cas, pour faire un autre album de 200 pages. » Une promesse qui laisse entrevoir de bien belles choses pour la suite… si jamais elle se fait.
En ce qui concerne son père, qui partage actuellement la moitié de l’année dans la perle des Antilles avec son épouse fidèle, la rage semble s’être apaisée. « Je ne le vois pas souvent, mais quand je le vois il semble moins l’être. Il faut voir mes parents quand ils sont à Haïti, on dirait des petits enfants qui s’amusent. Ça doit lui faire du bien d’être parmi les siens » conclu-t-il avec un immense sourire.
La bande dessinée remarquable Migrasyon nous plonge dans les coulisses d’une intégration humaine. Ce récit touchant nous interpelle, nous émeut, nous fait rire et nous apaise, tout en nous permettant de découvrir un conteur exceptionnel, dont on souhaite qu’il continue de nous captiver pendant des décennies.
Jimmy Suzan, Migrasyon, Éditions de la Pastèque.


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