Bartleby, l’os dans la moulinette

                                                                   


 Par Robert Laplante

 

Saviez-vous que « tout comme les excès d’avoine nuit aux chevaux, un excès de prospérité nuit aux bons employés. » Du grand n’importe quoi me direz-vous. Une phrase tellement ridicule qu’il est difficile de croire que quelqu’un pourrait y croire. Pourtant le narrateur de Bartleby, le scribe. Une histoire de Wall Street, la magnifique bande dessinée de José-Luis Munuera adaptée d’une troublante fable d’Herman Melville, lui y croit.


                                              


New York, seconde moitié du XIXe siècle. La Grosse Pomme triomphe. Elle est sans aucun doute la capitale du capitalisme industriel et financier américain. La ville qui ne dort jamais incarne à elle seule cette Amérique qui entre de plain-pied dans l’avenir et qui s’éloigne d’une Angleterre fatiguée et au vernis écaillé.

Dans la ville scintillante, qui attire tous ceux qui veulent prendre part au rêve américain, il y a le narrateur de cette irrésistible fable. Un narrateur, qui est aussi notaire, dont les affaires prennent de l’expansion. Il faut dire qu’il y a beaucoup d’argent à New York. Beaucoup d’argent et beaucoup de transactions mobilières et immobilières. De bien belles perspectives pour un notaire sérieux comme notre narrateur.

Pour répondre à sa clientèle grandissante et pour aider ses deux autres scribes qui oscillent « entre l’indolence et l’efficacité des marins chevronnés » notre notaire engage Bartleby, un mystérieux individu qui dans un premier temps se montre travailleur, très consciencieux, trop même, et peu loquace. 

Soudainement sans raison, Bartleby change d’attitude. Non seulement il refuse de faire ses tâches, mais en plus il ne quitte jamais le bureau. À vrai dire la seule chose qu’il fait est de regarder de ses yeux impassibles le mur de pierre qui se trouve derrière la fenêtre de son bureau. Commence alors pour le notaire une quête obsessionnelle pour comprendre son comportement aussi imprévisible qu’incompréhensible.

Excellente adaptation dessinée de cette courte nouvelle du créateur de Moby Dick, Bartleby le scribe. Une histoire de Wall Street est surprenante et réjouissante.

Réjouissante, parce que le dessin de Munuera est tout simplement superbe. Le trait de l’auteur sied à merveille à cette critique acidulée du libéralisme du XIXe siècle. Chaque planche du dessinateur traduit efficacement avec richesse et émotion l’intelligence du texte de Melville.


                                                        


Et que dire de sa représentation de l’arrogante mégalopole opulente qui commence à imposer sa mythologie au reste de l’Occident. Sous sa plume elle est tellement vivante qu’on hume ses parfums de richesse et de pauvreté, qu’on goute à ses espoirs et à ses désillusions, qu’on sent la poussière de ses rues qui ne sont pas encore pavées. Bien qu’elles soient déjà, symboliquement du moins, pavées d’or et d’argent comme le chantait si bien Joe Dassin dans L’Amérique.

Avec sa mise en page dynamique, la justesse de ses dialogues et sa construction dramatique, Munuera nous entraîne subtilement dans l’obsession du notaire. Une obsession qui devient aussi la nôtre. Et tout comme lui on devient vite obsédé par notre incapacité à rationaliser son comportement.


                               


Pour moi il ne fait aucun doute que ce Bartleby, le scribe. Une histoire de Wall Street, tout comme Le procès de Kafka, 1984 d’Orwell ou encore Bunker le cirque la minisérie de Luc Dionne, fait partie de ces œuvres qui décrivent les mécanismes d’un système déshumanisant, impossible à changer, qui fonctionne par et pour lui-même.

Et si Bartleby était le ver dans le fruit. Celui qui grâce à sa force d’inertie détruira tout un système.

Une bande dessinée fascinante qui ouvre la porte à bien des interprétations. Mais n’est-ce pas le propre des fables ?

José-Luis Munuera d’après une nouvelle d’Herman Melville, Bartleby, le scribe, une histoire de Wall Street, Dargaud.

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