Un ennemi du peuple : La logique du pouvoir

                                                            



Par Robert Laplante

Quelques fois, le hasard fait bien les choses… à moins que ce ne soit l’actualité. En tout cas pour Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen on peut dire que les astres étaient alignés pour que la pièce presque prophétique du dramaturge norvégien revienne montrer le bout de son nez dans notre vie culturelle. C’est peut-être pour ça que le Théâtre du Nouveau Monde l’a présenté à la fin de l’hiver dernier et que Javi Rey en a fait une excellente adaptation sous format bande dessinée.

Le docteur Thomas Stockmann et son maire de frère, suffisant, démagogue, populiste et affairiste, ont fondé une station thermale insulaire. Des thermes tellement populaires que leurs succès assurent la prospérité de leur petite île.

Hélas, la manne pourrait s’interrompre puisque Thomas reçoit la confirmation que l’eau de la station est contaminée. Cette contamination est si importante qu’elle pourrait même menacer la santé des curistes. Or cette découverte pourrait ébranler l’économie florissante de l’île. Une situation qui amène le bon docteur à se confronter à son frère -politicien.

Avec l’aide du journal de gauche et du regroupement des commerçants, le maire fait tout pour minimiser l’inquiétante nouvelle en s’attaquant à la crédibilité du docteur auprès de la population. Ce qui fonctionne parfaitement puisque cette dernière préfère vivre dans le déni et croire aux mirages des lendemains qui chantent plutôt que de relever les défis de la réalité, Javi Rey, dont j’avais beaucoup apprécié Un maillot pour l’Algérie, une excellente bédé qui conjuguait sport et politique, nous propose ici une adaptation impressionnante de la pièce du grand Ibsen.


                                            


Et même si le texte date de la fin du XIXe, il est toujours aussi pertinent. La situation et les comportements qui y sont dénoncés n’ont pas vraiment changé. Quant aux manœuvres, pas systématiquement honnêtes, des politicards, aux pirouettes idéologiques de certains intellectuels — prêts à retourner constamment leurs vestes du bon côté comme le chantait Jacques Dutronc dans L’opportuniste — à l’aplaventrisme des hommes d’affaires et à l’aveuglement volontaire d’une population parée à croire tout et son contraire, ils continuent de trouver des échos dans nos sociétés modernes.


                                           


Avec son trait de la ligne claire et ses couleurs vives, Rey nous guide avec intelligence et aisance dans l’univers du bon docteur. Ce héros naïf qui, malgré lui, devient un jouet entre les mains des différents intérêts qui se "sacrifient" pour satisfaire leurs besoins. Manifestement, les forces de l’immobilisme sont prêtes à tout pour arriver à leurs fins. Même à revêtir les habits du progressisme et de la justice sociale.

                                 


Si l’adaptation est un brin théâtrale, un peu rigide et les personnages un tantinet désincarnés, il reste que le texte est tellement puissant, essentiel et tellement juste que le statisme de la mise en scène s’oublie aussitôt.

Et puis il y a cette conclusion, teintée d’un optimisme fataliste, qui a fait résonner certaines de mes cordes sensibles. Une conclusion qui m’a beaucoup fait penser aux dernières paroles de Chu pas mal mal parti de Paul Piché.


                                


Chu pas mal mal parti/Pour sauver mon pays/J’y ai tellement rêvé/

Qu’chu déjà trop fatigué, maudit! /J’me suis tellement menti

À moé pis mes amis/Qu’j’aurais envie d’mourir

Mais ça ça voudrait dire/Qu’y m’ont eu les maudits/J’reste en vie!

Exactement ce qu’a décidé de faire le bon docteur Stockmann.

Une bédé très intéressante.

Javi Rey, d’après la pièce d’Henrik Ibsen, Un ennemi du peuple, Dupuis

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