Ruptures : les bébés du franquisme, les ogres de Franquito.

 

                                                     


Par Robert Laplante

En 2021 Teresa Valero racontait dans le premier tome de Contrapaso, le sort des filles non mariées qui avaient le malheur d’être enceintes sous la dictature franquiste. Le malheur d’être enceinte! Oui, oui vous avez bien lu. L’expression est tout à fait appropriée puisque bien souvent les autorités les internaient et leur confisquaient leurs poupons naissants pour les confier à des familles proches du régime. La bande dessinée de Valero était puissante et m’avait bouleversé. Ce n’est pas pour rien qu’elle trônait, cette année-là, en tête de mon palmarès des bédés de l’année.

Mais Contrapaso était un polar dessiné et les bébés volés par le régime n’étaient qu’un élément dans l’enquête journalistique de Léon Lenoir et d’Emilio Sanz. L’histoire de ces enfants était extrêmement importante, mais elle n’était pas totalement le cœur de l’intrigue. La B.D. de Valero se voulait surtout un saisissant polaroid de l’Espagne à la fin des années 50.

                                                    


 Ruptures, les bébés volés du franquisme de Laure Sirieix et de Lauri Fernández est  une bande dessinée troublante qui ne s’intéresse qu’à cette question. Une autre qui va faire partie, du moins pour l’instant, de mon top 10 des bédés de l’année.

                                         


Alors qu’elle révise pour son baccalauréat, Maria doit quitter d’urgence Paris pour Barcelone. Sa grand-mère Carmen est hospitalisée, mal au point et très confus. En voulant mettre un peu d’ordre dans son appartement, elle découvre une correspondance datant des années 1950. Des lettres qui lèvent le voile sur des secrets familiaux, qui parlent de guerre civile, de dénonciations, de trahison maternelle, de prison et d’un petit bébé né en prison et confié à une famille incapable d’avoir des enfants.

Tout comme Contrapaso, Ruptures, les bébés volés du franquisme est une bande dessinée coup de poing. Une bande dessinée dont on sort difficilement indemne, tant il est difficile de croire qu’une situation aussi révoltante, organisée et encouragée par un clergé complaisant et un gouvernement de brutes et d’idéologues impitoyables, ait pu avoir lieu en plein XXe siècle.

Près de 300 000 bébés, selon les estimations, auraient été spoliés et vendus. 300 000 nouveau-nés que les autorités disaient mort-nés pour faire taire les mères. 300 000 nourrissons dont le seul crime fut d’avoir des parents opposés au régime de Franco ou d’être nés hors mariage, victimes des théories fumeuses du Docteur Antonio Vallejo Nágera, écrivain / psychiatre,/directeur des Services psychiatriques militaires et du Cabinet d’investigations psychologiques. Il associait les militants marxistes à des psychopathes antisociaux qu’il fallait dès leur jeunesse, purger des idéaux de gauche pour le bien de la société.

Remarquez que le Québec a aussi connu ce genre de situation. Entre 1950 et 1960, des mères célibataires ont vu, à l’occasion, les autorités religieuses vendre leurs bébés naissants, et sans leur autorisation, à de riches familles américaines, portoricaines ou mexicaines.

                                                


Les deux autrices proposent une hallucinante visite dans le quotidien d’une Espagne en guerre fratricide. Une guerre où les forces nationalistes de Franco intimident cruellement la population et imposent par la force et les mauvais traitements leur pouvoir. Où les autres, ces sépulcres blanchis qui ont parlé tout bas durant la république malgré leurs tonitruantes flagorneries de pacotille, collaborent avec enthousiasme aux diktats violents des nationalistes. Ces autres qui comme Gladys Kravitz, la voisine de Ma sorcière bien-aimée, ont silencieusement observé leurs voisins, toujours prêts à distiller dans les oreilles de ceux qui veulent bien les entendre leurs ragots, leurs jugements et leurs anathèmes à l’emporte-pièce. Ces autres toujours prêts à dénoncer les républicains aux nationalistes. Ces pharisiens fats certains d’être de bons chrétiens et de respecter les commandements d’une Église qui n’en finit plus de se vautrer dans la fange la plus abjecte du pouvoir.

D'une incroyable charge émotive, autant pour le scénario que graphiquement, cette bande dessinée m’a non seulement complètement assommée, mais en plus, elle a imprégné dans ma mémoire une trace indélébile et des questions sans réponse sur la nature humaine.

La bédé n’est pas parfaite. La conclusion est un peu précipitée, 5 ou 6 pages de plus l’aurait mieux fait respirer, et la linéarité de la narration aurait pu être plus efficace. Tous les allers-retours temporels, quelques fois dans trois époques différentes, peuvent finir par porter à confusion. D’autant plus qu’à l’occasion les protagonistes se ressemblent un brin.

Mais n’empêche. c’est une bande dessinée essentielle. Tout simplement essentielle.

Laure Sirieix, Lauri Fernández, Ruptures : les bébés volés du franquisme, Bang.

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