Nocturnes berlinois : La séduction de l’apocalypse.

 

                                                    


Par Robert Laplante

Il y a des plaisirs dans la vie dont je ne peux me passer. Un peu de Miles Davis

                                         


en me levant, un soleil resplendissant, un solo de saxophone de Stan Getz

                                             


         

au cœur de la nuit après une pluie bienfaitrice qui lave toute la ville, un réconfortant alcool de qualité supérieure et… un Corto Maltese. Quand en plus, il se passe à Berlin sous la république de Weimar. Alors là c’est le paradis ou pour paraphraser une expression de jadis pour désigner un vin de grand cru : c’est le petit Jésus en culotte de velours.

Automne 1924, Corto débarque à Berlin à la demande de son vieil ami le professeur Steiner. En allant au commissariat pour obtenir son permis de séjour, le fascinant marin découvre une photo où figure son ami… mort. Qui l’a tué? Pourquoi?

                                   


De Berlin à Prague, Corto, tente de percer les secrets qui entourent le décès de Steiner. Autour de lui grenouillent nazis, sociétés secrètes et opportunistes de tout acabit qui tentent d’exploiter les faiblesses des démocraties européennes chancelantes.

4Corto de Juan Dìaz Canales et de Rubèn Pellejero, Nocturnes berlinois est sans contredit le Corto le plus bouleversant du tandem. Peut-être même de tous les Corto. Il y a un pessimisme, une résignation et une obscurité dans ce nouvel album qui tranchent avec ses autres aventures. Le marin méfiant, presque paranoïaque, semble totalement dépassé par les événements. Il faut dire que dans cette Allemagne de 1924, point de rencontre de tous les extrémismes, il est difficile de ne pas le devenir.


                                         


Le duo peint avec acuité déroutante l’atmosphère nauséabonde d’un Berlin contaminé par le souffle néfaste de ces extrémistes qui y pullulent et qui corrompent tout ce qu’ils touchent. Peuplé de personnages aussi sombres que dangereux, aussi dépravés que violents, aussi opportunistes que flagorneurs, le Berlin qu’affronte Corto est celui de tous les dangers. Un Berlin mystérieux infernal, où les idéaux du gentilhomme de fortune, son indifférence salvatrice et son caractère énigmatique risquent d’être broyés dans les rouages de cette machine froide et déshumanisante qui en train de mettre en place le cauchemar hitlérien.

                                              


Et puis il y a Lise. Une aguichante blonde dont Corto tombe presque amoureux. Cette attachante blonde qui n’est pas ce qu’elle prétend être et qui disparaît en laissant un Corto ébranlé comme on ne l’a jamais vu.

Corto le stoïque qui a toujours maîtrisé sa destinée malgré la folie qui l’entourait devient le témoin d’une tragédie qui le dépasse, le jouet d’un destin farceur qui lui impose de regarder impuissant un monde qui s’effondre. Un univers qui laisse la place à un autre, plein de démesure, de violente folie incontrôlable. Un monde où ses amis et lui n’auront bientôt plus leur place et devront disparaître dans le maelstrom silencieux des siècles qui s’éteignent.

La légende veut que Corto ait disparu pendant la guerre civile espagnole, 12 ans après ce Nocturnes berlinois. Et si cette aventure berlinoise était en fait l’annonce de sa future disparition? Et si cet album était le moment où il comprenait que son monde était sur le point d’imploser. L’instant où il prenait conscience que les gentilshommes de fortune comme lui, leur code moral et leur besoin de liberté étaient condamnés à devenir d’imprécis souvenirs noyés dans les ruines de ce monde qui s’effondre.

Canales et Pellejero proposent avec ce nouvel opus leur Corto le plus personnel. Un Corto qui s’éloigne d’Hugo Pratt tout en lui étant fidèle. Une exploration lumineuse du côté sombre de l’univers dans lequel il évolue. Le début de son chant du cygne? Peut-être. Je n’ose me prononcer.

Je suis resté de très longues minutes à regarder sa couverture après la conclusion, mais il m’habite encore aujourd’hui. Comme si le duo avait pris un cliché de la beauté désordonnée des secondes qui précèdent l’apocalypse. Ce que Bob Fosse avait aussi fait pour son adaptation cinématographique de Cabaret.

Un Corto magistral.



Juan Diaz Canales, Rubens Pellejero, d’après Hugo Pratt, Nocturnes berlinois, Casterman.

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