Émile Bravo : Les adieux à Spirou.

                                                                         


Par Robert Laplante

Je n’aurais jamais cru qu’un jour un Spirou, autre que ceux de Franquin, bien sûr, me bouleverserait. Pourtant c’est exactement ce qu’a fait Émile Bravo avec ses magnifiques Le Journal d’un ingénu et L’espoir malgré tout. Deux superbes aventures de la création de Rob-Vel qui d’ores et déjà font partie de ses plus mémorables. De magnifiques propositions qui lui ont pris neuf ans à réaliser et qu’il considère comme l’œuvre de sa vie.

Me bouleverser, c’était tout un défi pour le père des Épatantes Aventures de Jules. Au contraire j’adore Jules, mais je dois avouer que sa ligne claire très «hergéenne» pour raconter l’emblème de Marcinelle-Charleroi, ça me faisait un tantinet peur. Imaginez Spirou dessiné par Hergé et non pas par Rob-Vel, Jijé ou Franquin c’est presque de l’hérésie. Tous les éléments étaient là pour me déstabiliser… comme beaucoup d’aficionados «spirouiens» j’imagine.

                                                 


Pourtant, ça marche. «J’ai grandi avec Spirou, comme j’ai grandi avec Tintin, explique au bout du fil le bédéiste. Et comme Dupuis m’avait donné carte blanche et que je ne voulais pas refaire du Franquin, j’ai eu envie de réunir l’école de Dupuis et celle de Tintin.»

Un choix audacieux certes, mais pas autant que celui de l’époque où il campe son univers : celle de la Seconde Guerre mondiale. Inspirant en diable, parce qu’on ne connaît à peu près rien de Spirou sous l’occupation. Tout était donc possible.

«Je trouvais intéressant de le situer en pleine Belgique soumise, alors qu’il n’était pas encore l’aventurier qu’il allait devenir. Mais il n’y avait pas que ça. Je voulais aussi répondre à certaines questions que je me posais sur lui quand je le lisais gamin.» Par exemple sa rencontre et son amitié avec Fantasio. «Chez Tintin c’était clair. Dans Le crabe aux pinces d’or Hergé mettait en scène la rencontre avec le capitaine Haddock. On a vu leur amitié se développer. Pas chez Spirou.» Idem pour le peu de place que l’amour occupait dans la vie du groom. «Mes albums ne parlent pas de Spirou, mais de l’avant Spirou.»

                                         


Un Spirou avant Spirou, pourquoi pas. L’idée est intéressante même si elle a déjà été exploitée avec Le Petit Spirou. «Ce ne sont pas du tout les mêmes personnages», corrige-t-il.

On ne saurait le contester puisque la création de Tome et Janry sont beaucoup plus une déconstruction du personnage qu’une explication de ce qui l’a conduit à devenir cet emblème des plus grandes qualités humaines. «Je n’étais pas satisfait de l’enfance qu’ils avaient proposée. Je trouvais qu’il méritait mieux. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de le faire évoluer durant l’occupation.»

                                       


Il n’avait pas envie de suivre la voie empruntée par Tome et Janry. «. Je ne voulais pas faire un Spirou “trash”, iconoclaste, du genre Spirou qui a une relation amoureuse avec Fantasio» dit-il en imitant l’artiste blasé à qui on ne la fait pas. «Non, je voulais réaliser un Spirou bienveillant, comme celui que je lisais dans mon enfance. Quand les gens de Dupuis m’ont proposé de faire un Spirou, ils m’ont demandé deux choses : si je connaissais l’esprit et sa psychologie. Et ça tombait bien parce que je le connais depuis que je suis tout petit.»

Il grandit donc durant la guerre et l’occupation. Un univers cruel pour un adolescent un brin naïf. «Il s’est construit durant ces années de guerre. Ce sont elles qui lui ont permis de s’ouvrir au monde, d’expérimenter l’amour.» Un peu comme son propre père, jeune militaire espagnol de 19 ans, fils de militaire, qui a épousé la cause républicaine durant la guerre civile de 1936-39.

«Quand j’étais gamin, mes parents parlaient beaucoup des années 30 à la maison. Je me rappelle qu’une fois mon père m’a dit : “S’il n’y avait pas eu Hitler et Mussolini, tu n’existerais pas.” Une phrase qui avait choqué le gamin de 10 ans qu’il était et qu’il l’a amené à se renseigner sur cette période et sans doute sur son père. “Mon père s’est ouvert politiquement pendant la guerre civile. Il était ingénu comme Spirou et le conflit espagnol l’a amené à s’éveiller sur le monde et à devenir ce qu’il est devenu” confie-t-il avec une pointe de respect dans la voix.

                                          


Et comme il l’a si souvent fait, l’ancien de l’Atelier des Nawak et de l’Atelier des Vosges se sert de sa bande dessinée pour parler d’une période moins connue. Pas juste par les jeunes, et altérée par toutes productions culturelles créées après la fin des hostilités. “Beaucoup de gens pensent aujourd’hui que le choix était facile, on était soit résistant, soit collaborateur. Mais ce n’était pas aussi simple, c’était beaucoup plus ambigu. À vrai dire la majorité des gens étaient passifs. D’autant plus qu’au début ils ne faisaient pas automatiquement la différence entre un Allemand et un nazi.”

Ce qu’ils finiront par faire, quand ils découvriront la barbarie de ces derniers. “Il ne faut pas oublier qu’au début de la guerre, peu de gens auraient parié sur la victoire des Alliés. Surtout que les Soviétiques avaient signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie” rajoute le bédéiste qui pour bien saisir le climat social de la Belgique occupée s’est farci une tonne de documents d’époque.

Un travail colossal qui lui a permis de se plonger dans cette Belgique en guerre et de s’éloigner des récits nationaux qui se sont écrit après la guerre. Quand soudainement tous les citoyens des pays libérés des forces de l’axe sont devenus des résistants réels ou imaginaires.

Après s’être consacré pendant presque une décennie à Spirou, le bédéiste retombe peu à peu sur ses pieds et commence à entrevoir la suite des choses. Une suite qui ne signifie pas automatiquement le grand retour de Jules. “Jules a été absent pendant 9 ans. Les ressorts dramatiques et humoristiques dont je me servais à l’époque ne me semblent plus tellement d’actualité. Il fallait que je modifie un peu ma narration pour qu’elle les rejoigne.” À moins qu’on ne lance une série de Jules vu par… qui permettrait à plein d’auteurs d’en faire des versions, dont certaines “trash.” “Pourquoi pas” rajoute-t-il avec un immense rire.

Mais que ce soit Jules, Spirou ou une autre création, il est certain qu’Émile Bravo va continuer à s’intéresser à la bédé jeunesse. “La bande dessinée m’a construite. Quand j’ai commencé à faire de la BD pour enfants dans les années 90, je trouvais étrange de les voir lire des histoires qui dataient de leurs grands-parents et qui ne parlaient pas de leur réalité. Je voulais en créer qui les représentaient, qui leur donnaient les clés pour comprendre le monde dans lequel ils évoluaient, qui répondaient aux questions qu’ils se posaient. Gamin, je me posais beaucoup de questions existentielles et les adultes ne me donnaient jamais de réponses” conclut le fascinant et sympathique bédéiste.

Et on ne saurait mieux conclure.

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