Journal inquiet d’Istanbul : Derrière le vernis vermoulu de la Sublime Porte

 

                                                             


Par Robert Laplante

Je ne sais pas si c’est à cause de la température, mais ce soir je m’ennuie de la Turquie. Il y a 23 ans, à quelques jours près, j’achetais mes billets d’avion pour visiter le pays de Mustapha Kemal Atatürk. Une visite qui fut mémorable.

Parce que mon périple avait lieu quelques jours, après les événements du 11 septembre 2001. Inoubliable, étant donné que c’était aussi mon tout premier voyage en aéroplane et je tombai sous le charme de cet état riche en histoire et en métissage. Normal pour un pays à cheval entre l’Europe et l’Asie.

Habité par les brumes de la nostalgie turque, j’ai décidé de me replonger dans une bande dessinée de 2022 qui évoque justement la Turquie. Une bédé que j’avais beaucoup aimée, mais dont je n’avais pas encore eu l’occasion de vous parler : Journal inquiet d’Istanbul d’Ersin Karabulut.

                                    


Il n’y a pas que les réminiscences de la Turquie qui m’ont fait apprécier ce classique, d’il ya deux ans.. Il y a aussi son sujet. J’adore les albums où les auteurs racontent leurs débuts héroïques dans les illustrés. Je pense bien sûr aux souvenirs de Carlos Gimenez ou à ceux de Will Eisner que je relis aujourd’hui avec le même plaisir. Et c’est exactement ce que propose Journal inquiet d’Istanbul.

                                  


Ersin Karbulut est né à Istanbul en 1981. Fils de deux enseignants mal payés, dont un qui fait du graphisme pour boucler les fins de mois, le jeune Ersin aspire de devenir bédéiste. Mais désirer être bédéiste dans un pays en mauvaise santé financière, aux prises avec une inflation galopante, corrompue, où l’avenir semble bouché, écartelé entre la gauche, la droite, les mafieux et un intégrisme religieux qui étend insidieusement ses tentacules, relève un peu de la folie.

Pourtant le jeune homme s’accroche à son rêve. Tenace, il réussit même à placer ses petits Mickeys dans des revues satiriques istanbuliotes, dont Lombak et Penguen. Des magazines où il met en scène son quotidien. Très populaire dans son pays, Karbulut voit quelques-unes de ses histoires publiées dans Fluide Glacial

                                           


Journal inquiet d’Istanbul volume 1 est son troisième album en français. Si les deux premiers étaient chez Fluide Glacial, cet opus vit le jour Dargaud. Traduit du turc par Didier Pasamonik, Journal inquiet d’Istanbul est une émouvante chronique sur son enfance, son adolescence et ses premiers pas dans l’univers de la bédé turque.

                             


Être bédéiste dans un pays où la censure est plus rapide que Lucky Luke et les autorités, dont certaines très proches des rigoristes de l’Islam ont la main leste et ferme, ce n’est pas de tout repos. Karbalut doit donc apprendre, tel un équilibriste sur un fil de fer, à évoluer dans les minuscules espaces de liberté que lui permet un pays qui se radicalise, à mesure qu’on entame les années 2000.

Avec son choix d’anecdotes révélatrices et ses personnages authentiques, l’auteur esquisse un portrait vivant d’une société attachante, mais préoccupée devant les tristes perspectives, qui se profilent à l’horizon. Journal inquiet d’Istanbul est une sympathique bédé pleine d’émotions, d’instants magiques, de rigolades, d’enthousiasme et d’espoir. Parce que oui, même dans les moments les plus sombres l’humour peut nous sauver et nous garder en vie.

Dès la toute première page, je me suis pris d’affection pour cette suite de petits précipités stambouliotes qui traduit tellement bien tout ce qui j’y ai ressenti en septembre 2001. Mais ça, c’était bien avant l’arrivée au pouvoir suprême de Recep Tayyip Erdoğan.

Merveilleux coup de cœur, ce premier volume du Journal inquiet d’Istanbul est baigné des parfums, des couleurs, de la chaleur, de la lumière et de la musique d’un pays millénaire si proche et si loin de nous. Un pays riche et délectable comme cette superbe bédé.

Ersin Karbulut, journal inquiet d’Istanbul, volume 1, Dargaud.

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