L’homme qui en trop vu. Le monstre derrière les idéaux.

 

                                                      


Par Robert Laplante

L’ERD, ça vous dit quelque chose ? Ne vous en faites pas, pour moi aussi ça ne voulait rien dire. Jusqu’au moment où j’ai lu L’homme qui en a trop vu. L’ERD (Emergency Response Division) est une division d’intervention d’urgence du ministère de l’intérieur irakien. Une unité particulière qui a collaboré étroitement avec les conseillers de l’armée américaine, notamment dans la lutte contre l’État islamique.

En octobre 2016, le quotidien allemand Der Spiegel commande au photojournaliste kurde irakien Ali Arkady un reportage sur l’ERD à la veille de la bataille de Mossoul. Tenté, puis impressionné par ses rencontres avec ses soldats et la noblesse de leurs actions, Arkady décide, une fois sa description terminée, de continuer à les suivre, histoire de documenter un film qu’il aimerait bien leur consacrer.

Pendant deux mois, il partagera le périodique de ses combattants. Il écoutera attentivement leurs conversations. Et au fil du temps, la séduction du début laisse tranquillement la place à la surprise et au dégoût. De s’apercevoir que derrière le vernis de leurs belles paroles et de leurs idéaux se cachent une violence, une intransigeance et une cruauté qui n’est pas loin de concurrencer celles de leurs ennemis. Comme si la fin justifiait tous les moyens.

Pendant deux mois, son objectif gravera sur pellicule leurs crimes de guerre. De plus en plus excédés par sa caméra fouineuse et son code d’éthique, les soldats lui enlèvent, progressivement leur confiance. Il devient à leurs yeux un ami qui a tourné casaque, un faux frère, un traître. Pour sauver sa vie et celle de sa famille, le photojournaliste doit s’enfuir en Europe.

                                  


Bande dessinée coup de poing, L’homme qui en a trop vu est une infernale descente dans les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine. Ce côté obscur qui ne demande qu’à être réveillé. Et quoi de mieux pour le sortir de sa torpeur, que les tonitruantes et stridentes notes des trompettes de la guerre.

À la façon du cinéma direct, les auteurs témoignent de l’impact d’hystérie agressive sur les combattants. Comme si les garde-fous qui retenaient leurs démons intérieurs cédaient au contact du chaos les libérant pour qu’ils puissent donner libre cours à leurs instincts destructeurs.

Même Ali Arkady n’y échappe pas. À son tour, malgré ses principes et son code déontologique, il se fait happer par cet infernal maelstrom inextinguible qui transforme les hommes de bonne volonté en monstres incontrôlables. C’est peut-être ça, la banalité du mal évoquée par la philosophe Hannah Arendt.

                                  


Efficacement illustré par Isaac Wens, dont le trait traduit la solitude et l’âpreté des combattants de l’ERD et des paysages irakiens, le récit de Simon Rochepeau, adapté des souvenirs d’Ali Arkady, est dur, très dur même, une véritable gifle. Un cliché douloureux sur l’expérience d’un photojournaliste à la fois témoin et acteur, complice et accusateur.

Témoignage essentiel sur la guerre contre l’État islamique, L’homme qui en a trop vu est aussi une réflexion sur les horreurs que les hommes peuvent commettre et justifier au nom d’une idéologie ou d’une cause.

À lire absolument.

Ali Arkady, Simon Rochepeau, Isaac Wens, L’homme qui en a trop vu, Futuropolis.

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