La malédiction des Bernier. Vogue, vogue, mon joli bateau.

 

                                                   


Par Robert Laplante

Si d’aventure, vous décidez de parcourir les routes de l’est du Québec cet été pourquoi ne pas faire une petite halte aux Méchins. Une charmante localité située à 455 km au nord-est de Québec et à 230 km à l’ouest de Gaspé. Accrochée aux falaises qui dominent le fleuve, rien ne vient troubler le calme qui l’enveloppe. À part peut-être les tristes souvenirs du tragique destin de la famille Bernier.

La légende raconte que le village aurait été construit sur le territoire d’Outikou, un démon de près de 3 mètres qui aimait pourchasser ceux qui avaient l’audace, l’inconscience ou la folie d’y pénétrer. Un territoire que les Micmacs désignaient Matsi. Ainsi de Matsi, la dénomination de l’endroit aurait évolué « Méchants » en français, puis Méchins, du moins c’est ce que rapportait l’écrivain Joseph-Charles Taché.

                               


Bien que séduisante, cette explication ne fait pas l’unanimité. Plusieurs pensent plutôt que le nom de la localité proviendrait de certains de ses rochers, ceux qui s’avancent dans la mer et qui rendent la navigation difficile, qu’on qualifiait de méchants.

Mais que ce soit la faute d’Outikou ou des vilains rochers, il reste que le 13 mai 1952 le village fut victime d’une catastrophe nautique, le naufrage du Bernier et Frères, qui encore aujourd’hui demeure incompréhensible.

                                        


Néanmoins le fleuve, la famille Bernier le connaissait sous toutes ses coutures. Issus d’une grande tribu de marins réputés, les Bernier le chevauchaient depuis tellement d’années. Pourtant, ce 13 mai 1952, l’indomptable Saint-Laurent reprenait sa liberté et faisait entrer 3 membres de la famille Bernier et 7 autres marins au panthéon des tragédies maritimes légendaires. Celles qu’on aime se faire raconter les soirs d’été autour d’un feu ou sur un quai les deux pieds dans l’eau.

Pas pour rien qu’Yves Martel, scénariste de La malédiction des Bernier, ait été séduit par cette dramatique histoire. Il y a dans cette saga quelque chose de fascinant, de romantique, de terrible et d’humain. « Ce qui m’a plu au début c’était la possibilité d’explorer une gamme d’émotions », explique-t-il. « Ils ont connu plusieurs drames, mais ils ont toujours foncé. Ils étaient jeunes, ils aimaient l’aventure et ils allaient toujours de l’avant. Leur histoire était riche émotionnellement. »

Pourtant comme moi, et sans doute beaucoup d’autres, Yves Martel, qu’on a découvert grâce à la bédé Vinland sur la présence des premiers Vikings en Amérique du Nord, ne connaissaient pas cette dramatique odyssée maritime. Pas plus qu’il ne connaissait les Bernier dont un des membres Joseph Elzéar Bernier avait exploré, entre 1906 et 1925, l’Arctique et proclamé en 1909 la souveraineté canadienne sur ses îles.

                             


« C’est Christian Chevrier, le président de Glénat Québec qui m’avait commandé le scénario. Il m’avait demandé de lire leur histoire et de choisir un événement que j’aurais envie de développer. » Intéressé par le dramatique et inexpliqué naufrage du B.F. et par l’enquête qui suivit, il lui suggère d’en faire le cœur de son récit. Une proposition qu’accepte rapidement Christian Chevrier qui y avait perdu un de ses oncles.

Mais voilà travailler avec des personnages encore bien vivants dans la mémoire collective des Méchinois, ce n’est pas du tout la même tâche que faire vivre les premiers Vikings en Amérique du Nord. Si dans Vinland il pouvait extrapoler un peu, ici c’était beaucoup plus difficile. D’autant plus qu’il restait encore des descendants des victimes. « J’avoue que c’était un peu stressant. Je devais construire un récit qui allait intéresser le lecteur sans décevoir les Bernier » et trahir la réalité historique. Tout un casse-tête.

                                      


« Il a donc fallu que je traficote un peu le fil narratif pour le rendre plus efficace. » Sans pour autant extrapoler ou inventer des faits. Une chance qu’il a pu compter sur le documentaire de Jean Bourbonnais Le naufrage du Bernier et frères, sur les journaux de l’époque, sur les archives et sur les connaissances de l’historien Louis Blanchette, qui a étudié le naufrage, et de Donald Tremblay qui a consacré sa vie à chercher son épave. Épave qui a été retrouvée en 2006, 54 ans après sa disparition, à l’ouest de la Baie-des-Sables.

S’il a dû manœuvrer un peu la réalité factuelle, il a dû aussi le faire pour l’aspect physique des protagonistes. C’est que les Bernier se ressemblaient beaucoup. Assez du moins pour affecter la fluidité narrative. « Au début Dante Ginevra, le dessinateur, et moi,on travaillait à partir des photos. Mais on s’est vite rendu compte que les personnages s’apparentaient beaucoup trop. Comme on ne voulait pas toujours les nommer pour ne pas nuire à la narration, on a décidé de changer leur aspect physique. » Mais attention, que légèrement. « Il y en a un qui est devenu blond, un autre qui a une moustache. C’est une liberté qu’on s’est donnée. »

Si Yves Martel ne connaissait pas l’existence du naufrage, que dire du dessinateur Dante Ginevra qui de son Argentine natale n’en avait jamais entendu parler. Pourtant, il s’est plongé avec succès dans ce Saint-Laurent oriental et a su le rendre vivant, loin des images de cartes postales. « Je lui ai envoyé des dossiers photo pour chaque page et chaque détail. Mais souvent pour qu’il traduise bien l’ambiance que je voulais qu’il créer, je lui donnais en référence ses propres dessins, ceux que j’aimais » précise celui qui s’est beaucoup inspiré des films de Pierre Perreault.

« Vous savez il à la grande qualité de s’adapter au récit. » Même si on imagine, il ne devait pas saisir toutes les subtilités de notre langue. « Il a suivi des cours de français. » Normal puisqu’il rêve de faire du franco-belge depuis toujours. « Je lui envoyais mes trucs en français, on les traduisait et après on échangeait en anglais. Mais à la fin de notre collaboration, il m’écrivait en français. »

Quand même l’Argentine c’est très loin des Méchins, surtout des Méchins des années 50. « À l’origine on a essayé de trouver des auteurs d’ici. Mais ceux qu’on désirait étaient déjà sur d’autres projets. C’est Christian Chevrier, qui en faisant des recherches pour trouver un dessinateur, est tombé sur son site. On lui a fait faire un test et ça s’est avéré très intéressant. »

Même si 72 printemps ont passé depuis cette fatidique nuit, son souvenir reste toujours aussi présent aux Méchins. Il faut dire qu’avec une plaque installée pour honorer les victimes il est difficile de l’oublier. « Chaque année, à sa date anniversaire, les gens s’en souviennent. Tout récemment, on a retrouvé une hélice dans le secteur de la Baie-des-Sables. La découverte a relancé le débat sur les causes du naufrage. Une équipe de plongeurs a visité l’épave pour vérifier si le bateau avait encore son hélice. »

Parce que l’impossibilité d’expliquer la cause de la catastrophe continue d’alimenter les phantasmes des amateurs de mystères et garde encore bien vivante la mémoire de ce bateau et du destin tragique de cette famille. Nul doute que la bédé d’Yves Martel et de Dante Ginevra y participera à son tour.

Yves Martel, Dante Ginevra, La malédiction des Bernier, Glénat

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