Christophe Quillien : Sur la piste de Jean Giraud.

 

                                                     


             

Par Robert Laplante

Le 10 mars 2012, le monde des arts et de la bande dessinée entamait un deuil qui ne finira peut-être jamais : celui de Jean Giraud, alias Moebius, alias Gir, alias Jean Gir. 22 ans après le décès d’un des artistes les plus innovateurs et les plus marquants du 9art, son souvenir semble toujours aussi vivant. Assez du moins pour que les éditions du Seuil lui consacrent une superbe biographie Jean Giraud alias Moebius signée Christophe Quillien.

Vivant son souvenir ? Pour moi oui, c’est évident. Pour ses admirateurs aussi. Mais pour les autres, ceux qui n’ont pas grandi avec ses histoires, rien n’est moins sûr. « Je me demande quelle est sa place dans la mémoire des gens aujourd’hui, s’interroge Christophe Quillien. “J’ai l’impression qu’il est un peu oublié. Du moins chez les plus jeunes générations. Sylvain Despretz, qui était assez proche de Giraud, m’a confié qu’il avait, à une certaine époque, donné des cours à de jeunes graphistes qui ne connaissaient pas le nom de Giraud, mais ça, on pouvait s’y attendre puisqu’ils étaient Américains, et qui n’avaient que de vagues souvenirs de Moebius.”

Surprenant n’est-ce pas ? Pas pour le biographe. “C’est une situation classique. Comme il n’a plus de nouveautés, il attire moins le regard. Je ne dis pas qu’il a disparu du paysage, mais j’ai l’impression qu’il y est moins présent, qu’il est moins une référence qu’avant.”


                                                  


Triste destin posthume pour un artiste qui a tant marqué l’univers des petits Mickey et du cinéma et qui m’a toujours accompagné. Depuis en fait le moment où jeune adolescent, quelque part dans les années 70, j’avais découvert, Le général “Tête Jaune” que j’avais lu dans les vieux recueils déglingués du journal Pilote qui traînaient depuis des années dans les coins poussiéreux du chalet familial. “Mais ça peut changer. Peut-être que dans 10 ans il va redevenir une référence” rajoute Christophe Quillien avec une pointe d’espoir dans la voix.


                                              


Une référence, certes, mais énigmatique, inclassable, en constante reformulation tout comme son créateur qui, lui aussi, ne se réduisait pas qu’à un trait facilement identifiable. Parce que oui, Giraud était aussi indéfinissable que ses styles. “J’ai l’impression qu’il n’ y a pas un, mais plusieurs Jean Giraud.” Ce qui, il faut le reconnaître, complique le travail d’un biographe. “J’ai essayé d’être au plus près de ce qu’il était vraiment, mais je ne suis pas certain qu’il se laisse saisir. Comme s’il y avait toujours une part de mystère dans son histoire et dans sa personnalité.”

Biographie aussi captivante que passionnante, Jean Giraud alias Moebius a pris presque 8 ans avant d’arriver sur les tablettes de librairies. “Attention, je n’ai pas constamment travaillé dessus. J’ai commencé les entrevues en 2015 et 2016, mais j’ai dû arrêter durant plus ou moins 3 ans et demi parce que je ne trouvais pas d’éditeur. J’ai repris le texte en novembre 2020 quand j’ai signé avec le Seuil et je l’ai rendu en novembre 2023” explique le journaliste qui avait demandé trois ans à l’éditeur pour pouvoir lui donner son manuscrit.

Bon j’avoue que je n’ai pas fait que ça pendant trois ans. J’avais aussi d’autres contrats à honorer, mais j’y ai pensé tous les jours. Je n’avais pas le choix. J’ai dû à un certain moment prendre une pause d’une semaine parce que j’avais trop de boulot ailleurs. Et quand j’y suis retourné, j’ai eu l’impression que j’avais tout oublié. Alors à partir de ce moment j’ai décidé d’être quotidiennement dans son univers. J’ai presque été pacsé avec lui” rigole le journaliste en faisant référence au contrat conclu en France entre 2 personnes majeures, de sexe différent ou de même sexe qui organise leur vie commune.

                                 


Dès 2015 le journaliste se lance dans une première série d’entrevues avec ceux qui l’ont connu : Claudine, sa première femme, ses enfants, Jean-Claude Mezières, Sylvain Despretz, Jean Annestay, etc. Des entretiens qu’il refait, ainsi que des nouvelles, après la signature du contrat. Bref c’est presque toute la nébuleuse Giraud qui se livrera à lui. Sauf Nikita Mandryka et le créateur de Rahan André Chéret, avec qui il avait fait son service militaire, mort durant la période où la biographie était en dormance. Deux absences qu’il déplore.

Tout comme il regrette les quelques refus qu’il a reçus. Comme celui du mythique Jodorowsky. Un Jodorowsky peu collaborateur qui l’a “baladé” selon ses dires pendant presque un an. “Au début il me disait ‘je travaille sur mon film. Rappelez-moi dans un mois’” explique-t-il en imitant l’accent espagnol du nonagénaire francochilien. “Je l’ai rappelé plusieurs fois et à un moment donné il m’a dit ‘je ne veux plus que tu m’appelles, je ne veux plus parler de Moebius’ je n’ai pas insisté parce que leur relation ne s’est pas bien terminée.” Mais une chance, le grand créateur lui avait, au fil des appels, confié des trucs. Des trucs qu’il avait enregistrés et qu’il a pu utiliser dans son texte. »

                                    


Ce qui n’a pas été le cas pour la seconde épouse de Giraud, Isabelle. « Elle n’a jamais répondu à mes courriels. Je lui ai téléphoné et j’ai essuyé un non catégorique. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas mêler sa signature à ceux des autres et qu’elle avait l’intention de raconter sa vie avec Jean Giraud dans un livre. »

Une absence de témoignage qui explique pourquoi les derniers jours du maître ne sont pas présents dans le bouquin. « Pour en parler, il aurait fallu qu’elle me les raconte. Claudine, sa première femme m’en a parlé. Mais je ne pouvais pas aborder le sujet sans elle. C’est elle qui était avec lui dans ses derniers moments. Sans son témoignage j’aurais raconté des on-dit. À partir de là je ne pouvais pas en parler parce que je n’avais pas d’éléments de preuve assez forts. »

Comme tout biographe Christophe Quillien s’est aussi heurté à la mémoire faillible des interviewés. « La mémoire évolue. Les souvenirs aussi, et ils deviennent fragiles. Par exemple Michel Seydoux, qui devait produire le Dune de Jodorowsky, n’arrêtait pas de changer les lieux où il avait loué ses bureaux pour que le cinéaste, le bédéiste et les autres collaborateurs puissent travailler à ce mythique projet. Dans la première entrevue, il les situait dans les Yvelines et dans la seconde dans les Hauts-de-Seine. Et je ne parle même pas de ceux qui réinventent constamment l’histoire. Par exemple Jean-Pierre Dionnet qui raconte plus la légende que l’histoire. Mais ça fait partie du personnage Dionnet », explique-t-il avec un immense éclat de rire franc.

Journaliste enthousiaste et passionné Christophe Quillien propose une irrésistible incursion dans la complexe personnalité lumineuse, ombragée, rebelle et quelques fois opportuniste d’un des plus fascinants auteurs de bande dessinée de l’histoire. Une véritable éponge qui a marqué son époque, même si certaines de ses œuvres ont pris un coup de vieux aujourd’hui. « C’est normal. C’est comme si quelqu’un écoutait pour la première fois aujourd’hui le Sgt Pepper’s des Beatles. La personne pourrait aimer ou pas, mais elle ne pourra pas ressentir le choc que les gens ont eu en 1967. Parce qu’à l’époque c’était quelque chose de nouveau. Je pense que c’est la même chose pour Moebius. Arzach a beaucoup marqué les esprits, mais aujourd’hui cette bédé ne peut pas avoir la même force. Moebius était très novateur à une époque, mais maintenant il a été rattrapé. »

Ce qui n’est pas le cas de Blueberry. « Blueberry c’est un western classique intemporel. Il vieillit mieux. Quand vous voyez un vieux western à la télé, ça tient toujours la route. Ce qui n’est pas le cas d’un film expérimental. 10, 20, 30 ans  après il n’est plus empirique parce qu’il a été digéré et récupéré par d’autres. Je crois que c’est le cas de Moebius… sauf pour Le garage hermétique et ses courtes histoires, où il excellait, comme Tueur de monde » rajoute l’intarissable et sympathique auteur qui a envie de relire ses Blueberry et ses Moebius une nouvelle fois.

« Mais cette fois-ci juste pour le plaisir. » Et je le comprends parce que j’ai la même envie.

Christophe Quillien, Jean-Giraud alias Moebius, Seuil

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