Moi, Fadi le frère volé. Jamais son mon frère.
Par Robert Laplante
Entre 2014 et 2022, Riad Sattouf a raconté son enfance, son adolescence et sa vie de jeune adulte dans les 6 magnifiques volumes de l’Arabe du futur. Il s’agit assurément d’une des plus belles et plus importantes bandes dessinées des premières décennies du XXIe siècle. Une œuvre empreinte d’humanisme, d’humour et du parfum d’une nostalgie pas toujours bienveillante. Normal, puisque le parcours du bédéiste d’exception est tout, sauf un long fleuve tranquille.
À cheval entre deux cultures, la Française et la Syrienne, le jeune Sattouf a connu la Libye, la Syrie d’Hafez-el-Assad, celle du nouvel Arabe qu’il voulait créer, et la France. Trois mondes distincts, très différents même, incapables de se comprendre. Écartelé entre ses racines occidentales et ses rhizomes arabo-musulmans, le bédéiste devra apprendre à les concilier pour composer sa propre identité.
On se rappelle qu’à la fin du troisième tome de L’Arabe du futur, le plus jeune frère, Fadi, était parti avec son père en Syrie. C’était une tentative désespérée pour sauver sa famille, à une époque où les ressources, les techniques et les sensibilités policières, judiciaires et gouvernementales étaient moins développées.
Bien que le souvenir de son jeune frère ait insufflé une note de mélancolie dans les derniers tomes de « L’Arabe du futur », il est vrai que, une fois disparu de la scène, le destin du naïf Fadi restait entouré de mystère. Comment se déroulait sa vie dans cette Syrie si différente ?
Pour éclaircir ce point d’interrogation, j’ose croire que Riad Sattouf a décidé de reprendre la série « L’Arabe du futur » afin de donner la parole à Fadi et de lui permettre de narrer son propre récit.
Moi, Fadi le frère volé, dont le premier tome est sorti un peu avant les fêtes, raconte donc cette partie de la vie de son frangin. Un frère désormais inexploré qu’il ne connaissait plus sinon que par l’intermédiaire des photos et des souvenirs, de plus en plus imprécis, qui s’effacent avec le temps qui passe,
Depuis ses années en France jusqu’à son intégration en Syrie, en allant par sa relation avec un père mystérieux et son absorption progressive, Sattouf brosse un portrait touchant de ce petit frère contraint de vivre dans un milieu étranger, où il doit apprendre les codes pour s’adapter à une société qui l’assimile peu à peu et lui fait perdre son héritage français. La façon dont le bédéiste illustre sa perte discrète du français au profit de l’arabe est particulièrement réussie.
Le récit se transforme en une bande dessinée émouvante, qui ébranle les cœurs et fait vibrer les âmes, comme si une masse de briques s’écrasait sur un pare-brise. Avec justesse et intelligence, et sans n’en mettre jamais trop, le bédéiste témoigne d’un passé difficilement imaginable pour quelqu’un, qui, comme moi, ne l’a pas vécu. Un regard impartial, qui s’abstient de prendre parti ou de porter un jugement sur l’expérience de son frère ou sur la société rurale et conservatrice syrienne. Ce regard apporte une bouffée d’air frais en ces temps troublés où les jugements hâtifs et non réfléchis dominent le discours public ou privé.
À travers les réminiscences de son frère, Sattouf crée une bande dessinée captivante et troublante, qui retrace le quotidien. Une bande dessinée où on rit, on pleure, on s’interroge, on est surpris, en colère et quelques fois déstabilisé. Seul le talent exceptionnel de Sattouf pouvait aussi bien traduire, et sans concession, cette histoire qui fait aussi partie de la sienne. Même s’il n’en est qu’un témoin impuissant.
Ma neuve année de bandes dessinées démarre très bien avec son engagement de redonner une voix à son petit frère, qui l’avait perdue depuis trop longtemps.
Je viens à peine de finir Moi, Fadi le frère volé, qu’il me manque déjà ce Fadi. Il me tarde de l’entendre à nouveau me parler de cette Syrie si lointaine, si mystérieuse et de ce nouvel Arabe moderne et respectueux de la tradition, cet Arabe du futur.
Riad Sattouf, Moi, Fadi, le frère volé, tome 1 (1986-1994) Les livres du futur
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