Journal inquiet d’Istanbul tome 2 : C’est ainsi que meurt la liberté

 

                                                          


Par Robert Laplante

En 2023, le premier tome du Journal inquiet d’Istanbul, du bédéiste turc Ersin Karabulut, figurait parmi mes bandes dessinées favorites de l’année. Le Journal inquiet d’Istanbul racontait les premiers pas de l’auteur dans le 9e art. Ces premiers pas correspondaient à l’arrivée sur la scène politique de Recep Tayyip Erdoğan. Tout cela se passait contre un arrière-plan de montée discrète d’un islamisme pernicieux, qui empoisonnait subtilement la société laïque voulue par Atatürk.

On se souvient que le premier tome se terminait par son embauche à Penguen, un célèbre canard satirique qui ne ménageait pas les politiciens, et en particulier l’étoile montante Erdogan. Cependant, même s’il possède beaucoup de talent, Ersin reste un jeune dessinateur dans ce milieu. Comme Penguen compte déjà plusieurs artistes expérimentés, il y a peu de place pour lui.

Avec quelques collègues, le jeune dessinateur rêve de fonder son propre magazine. Une revue où il n’aurait pas à faire la file pour voir ses histoires publiées. Cela ne constitue toutefois pas sa seule ambition : il voudrait également vivre en appartement. Pour y parvenir, il doit pouvoir assurer ses propres dépenses, ce qui est loin d’être évident avec son salaire actuel. Alors, basta, il pense que créer un nouvel illustré est une très bonne idée. Il se lance donc, lui et ses collègues qui rêvent de changer la société, dans l’aventure Uykusuz.

                                       


Toutefois, fonder un magazine satirique, dans une Turquie secouée par des confrontations violentes entre une partie de la population, dont la jeunesse, et un gouvernement liberticide, peut s’avérer un brin dangereux.

Dans un pays où les conservateurs et les rigoristes religieux ont une influence dans les sphères du pouvoir, où la censure est sévère et où les forces policières ont tendance à être brutales, il n’est pas recommandé de contester le pouvoir, que ce soit avec humour ou non.

Le moindre dessin, le moindre mot, peut soulever la colère d’Erdogan et vous envoyer manu militari en prison. Sans compter les partisans de ce dernier, une horde de fanatiques qui n’hésitent pas à s’en prendre sans cesse au petit groupe de la revue.

                              


De plus en plus angoissé, victime de menaces de la part de l’État, de son appareil judiciaire et répressif, ainsi que de ses supporteurs tout aussi dogmatiques que viciés, le bédéiste n’en peut plus. À la suggestion de son médecin, qui constate qu’il se délite, il quitte temporairement son poste au journal pour se rendre aux États-Unis. Mais la Turquie, elle, ne peut pas prendre de vacances.

Si le premier tome du Journal Inquiet d’Istanbul m’avait impressionnée, le second tome, lui, m’a époustouflé. Bien sûr, l’aspect gai, l’humeur joyeuse, la tendre mélancolie et les explosions de rires incontrôlables y sont toujours. On y décèle également des notes d’appréhension et de morosité à propos de cette société qui, insidieusement, évolue vers une sorte d’hybride entre une dictature et une démocratie. Une dictature démocratique ou une démocratie dictatoriale choisissent l’expression que vous préférez.

                                  


Tel un photojournaliste, le bédéiste prend des polaroids, à hauteur d’homme, d’une nation en train de flirter dangereusement avec les mirages toxiques et musclés de la loi et l’ordre.

Le bédéiste est un excellent dessinateur et un merveilleux conteur. Grâce à son judicieux choix d’histoires tirées de la petite et de la grande histoire, il nous fait vivre en privilégiés ce moment crucial de l’histoire turque. C’est comme si nous assistions, impuissants, à l’effondrement de la démocratie dans un pays où le président orchestre ce crime, avec l’appui d’une partie de la population, depuis les premières loges. Tiens, ça me rappelle quelque chose et quelqu’un.

« Ainsi s’éteint la liberté, sous une pluie d’applaudissements. » philosophait Padmé Amidala dans La revanche des Sith. Des paroles qu’aurait pu reprendre Ersin Karabulut.

Un second tome bluffant.

Ersin Karabulut, Journal inquiet d’Istanbul, 2007-2017, Dargaud.

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