Le Seigneur des rats : Méfiez-vous des chats qui dorment

 

                                                 


                       

Par Robert Laplante

1976, prison de Bourj-Erroumi, Tunisie, l’écrivain Gilbert Naccache, figure emblématique de la gauche tunisienne, observe un rat qui se promène dans sa cellule. De cette rencontre naîtra la nouvelle « Le Seigneur des rats », publiée dans « Le ciel est par-dessus le toit ». « Nouvelles, contes et poèmes de prison et d’ailleurs » est un recueil des textes qu’il a écrits durant ses longues années d’incarcération politique. Quarante-neuf ans plus tard, le rattus norvegicus reprend du service dans une adaptation très réussie de sa nouvelle.

Dans une ville inconnue, mais familière, un enseignant anonyme, dont le nom reste inconnu, vit une existence paisible. Il partage son temps entre ses livres, ses cours et ses plaisirs simples, tout en chérissant sa relation avec son chat bien-aimé, Nénuphar. Pourtant, un soir, alors qu’il savoure le calme apaisant de son domicile, il est soudainement interrompu par la présence inattendue d’un rat audacieux qui se promène librement dans son appartement, ignorant complètement la présence de Nénuphar. Ce dernier ne montre aucun intérêt pour le surmulot et devient même agressif envers son maître.

                            


                        

Le lendemain et les jours suivants, le manège continue, mais avec plus de rats et un Nénuphar toujours aussi indifférent. Toutes les réserves de nourriture du professeur et ses nombreux livres font rapidement les frais de cette horde de rongeurs affamés et mal élevés.

Le professeur n’est pas le seul à être témoin de cette incursion de plus en plus audacieuse. Partout dans la ville, des scènes similaires se répètent, comme si les créatures des égouts cherchaient à s’emparer de la ville. Inquiet, il décide de noter dans un journal les événements de cette invasion souterraine, peut-être pour la postérité.

Face à l’urgence de la situation, le gouvernement réagit en organisant une défense hésitante. Hélas, rien ne fonctionne comme prévu et, rapidement, les actions gouvernementales s’avèrent désastreuses. Alors que les ressources alimentaires diminuent et que la population de rongeurs explose, les humains deviennent une proie alléchante. Les chats, quant à eux, restent impassibles, observant avec nonchalance ce conflit insolite. Une confrontation dont ils tirent peut-être un avantage. Mais chut, n’en disons pas plus…

                              


Excellente bande dessinée d’anticipation, Le Seigneur des rats nous entraîne dans les coulisses d’une apocalypse civile. L’idée d’une rébellion animale n’est certes pas nouvelle, mais je dois admettre que la version proposée par Naccache est particulièrement séduisante.

Il faut dire que son implacable acuité visuelle avait tout pour mon plaire. Son regard perçant découvre dans ce récit le décor idéal pour mettre en scène une valse désespérée, où s’entremêlent les contradictions de l’humanité et les aberrations de notre société.

La présence des rats est une idée que j’ai bien aimée. Même si je les exècre depuis toujours. En fait, c’est après avoir vu Willard, quelque part dans la seconde moitié des années 70. Rappelez-vous ce film américain de 1971 où les rats recueillis par Willard Stiles deviennent des instruments pour assouvir sa soif de vengeance ? Il réussira jusqu’à ce qu’il devienne, lui-même, la proie de ces créatures dégoûtantes. Je me rappelle encore des cauchemars que j’ai fait après l’avoir visionné.

                       


Toutefois, ce qui m’a le plus agréablement surprit, c’est le rôle trouble des chats. Tout au long de l’album, j’ai eu l’impression qu’ils observaient calmement les deux espèces s’affronter, tirant occasionnellement quelques ficelles, à la manière de marionnettistes insaisissables, pour accélérer le conflit. À la différence des sympathiques, loyaux et mignons matous de Bernard Weber, ceux de son cycle « Demain les chats », qui forment une alliance avec leurs anciens maîtres pour contrer l’expansionnisme des rats, sont fourbes, manipulateurs, machiavéliques et prêts à trahir les humains pour goûter à la liberté.

Conteur de grand talent, Naccache échafaude un récit hypnotique. C’est une promenade dans des sentiers qui nous semblent familiers, mais qui se transforment insidieusement en des routes où nous perdons nos repères.

Z, un architecte/cyberactiviste, commente et caricature l’actualité tunisienne sur son blogue DEBATunisie. Depuis plus d’une décennie, il traduit avec justesse le récit de l’écrivain, lui donnant la respiration parfaite pour bien installer l’atmosphère anxiogène nécessaire à ce genre de proposition.

Avant sa mort, Naccache avait choisi Z pour adapter sa nouvelle en bande dessinée. Il faut admettre que son choix était judicieux.

Z, Gilbert Naccache, d’après sa nouvelle, Le Seigneur des rats, Alifbata

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